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Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? Un tel titre ne pouvait échapper à la curiosité de Patrick Jusseaux que le Plum'Art a dépêché à la librairie Quai des Brumes de Strasbourg où n'importe quel non-lecteur de livres pouvait rencontrer l'auteur de cette affaire : Pierre BAYARD .
Il faut dire que, sur place, notre envoyé spécial occupe le premier rang des auditeurs quand Bayard s'explique du paradoxe de la non-lecture. Et forcément, l'universitaire de répondre aussi aux questions de Patrick Jusseaux qui nous sert ici ce que nous pouvons retenir de l'ouvrage :

Le livre de Pierre Bayard est un vrai régal. Pour les grands lecteurs dont je suis mais aussi, semble-t-il, pour les autres. Succès de librairie, nous dit-on, et c’est justice. Mais je serais curieux de connaître les raisons de ce succès. Car ce livre sert aussi bien les passionnés du livre que ceux qui ne l’approchent pas, et pour d’excellentes raisons.

Il semble – si l’on en croit Bayard lui-même - que certains journalistes à la fois cruches et pressés en aient fait une lecture au premier degré ; il s’en faut pourtant de beaucoup que ce livre soit superficiel, bien au contraire. Il mène une vraie réflexion à la fois intelligente, stimulante et…troulante. Non que d’autres n’aient pas abordé ce thème de la nécessaire liberté du lecteur face au(x) livre(s) : on songe à Pennac et à ses 10 commandements. Mais le livre Bayard impose un tout autre respect.


Partant de Montaigne, de Paul Valéry, de Greene, de Sôseki, de Eco, de Lodge, de Wilde, des Illusions perdues de Balzac et de quelques autres auteurs, il rappelle en substance que le processus de lecture est phénomène follement complexe, singulier mélange d’attention et d’inattention, de concentration et de rêverie, de mémoire et d’oubli, d’anticipation et de vérification etc ; certes, certains chercheurs - du CNRS et d’ailleurs - étudient des processus de lecture avec force technologie et peuvent prétendre décrire un phénomène relativement homogène ; mais ils recourent, à cette fin, à des protocoles si précis, si pointus que ce qu’il étudient n’est pas LA lecture mais DES processus de lecture très spécifiques, chimiquement purs, des cas de labos, lesquels n’ont – à force de sophistication du dispositif de mise en scène – plus rien à voir avec votre lecture et avec la mienne. Décrire le processus de ma lecture ne peut qu’échapper au champ laborantin. Lire, montre Bayard, c’est aussi anticiper, imaginer un contenu, prolonger un fragment, alimenter sa propre rêverie etc. Je ne raconte pas le contenu, je reocommande simplement de le déguster par le menu.

Je me contenterai de prolonger la réflexion de Bayard en insistant sur un point : la religion de « L’œuvre complet ».

Nous avons tous vu – et peut-être avez-vous vous même acheté – l’intégrale Bach ou l’intégrale Mozart. Pourquoi pas ? De toutes manières, il est assez probable que les acheteurs en question ne se coltineront pas l’intégrale œuvre après œuvre. Ils butineront, comme l’on fait en parcourant une encyclopédie ou un buffet ; mais ils possèdent cette entité sacrée qu’est le Tout. Et ça change TOUT, semble-t-il, même si – parce que ? –nous sommes dans l’ordre de la satisfaction symbolique. Avoir ce TOUT et n’en rien consommer réellement est fréquent. Et cela n’est pas gênant : considérons simplement que l’avouer, c’est se départir de la posture avantageuse de celui qui s’impose à autrui en arguant de sa connaissance – connaissance, vraiment ? - de ce TOUT.

L’analogie avec la musique peut être prolongée : on peut écouter du Mahler en n’écoutant et en n’aimant qu’un mouvement, ou qu’une symphonie sur 9 – 10, corrigeront les puristes. En quoi est-on infondé à parler de Mahler, dans ce cas ? Je n’honore pas forcément Bach en écoutant TOUT. Mieux : combien d’œuvre du Kantor ont disparu ? Le TOUT est une illusion. C’est au fond comme pour le vin : qui se tape l’intégralité de la production d’un viticulteur pour se faire une idée de ses vins ?

Et l’on peut annexer à la réflexion d’autres domaines, comme la philosophie, par exemple. M’objectera-t-on que celle-ci suppose des argumentations etc ? J’admets que certains enchaînements ne peuvent être zappés. Mais en est-on si sûr ? Si j’ai compris une idée, qu’ai-je besoin de l’argumentation d’autrui pour réfléchir, si je suis moi-même en mesure de la (re)constituer ? En outre, c’est oublier aussi que nombre de livres culte de philosophie sont constitués de fragments : sans remonter jusqu’aux pré-socratiques, citons Montaigne, Pascal, Nietzsche et tant d’autres. De surcroît, lire intégralement un livre de Begson ou de Tartempion, c’est lire des fragments puisque c’est la loi de l’attention : je lis, je réfléchis, je laisse reposer deux jours, j’y retourne, je reprends où j’avais arrêté ou ailleurs dans le livre etc. La lecture est donc un processus souvent discontinu, qui transforme en perception de fragments un texte continu. Enfin, suis-je toujours sûr qu’un livre, fût-il de philosophie, n’est pas aussi un remplissage ? C’est la loi de la mise en mots des intuitions.

Musique, philosophie…Elargissons encore aux « essais » - pour dire les choses gentiment - qui encombrent les tables des libraires et se retrouvent tôt chez les bouquinistes ? Qui, sérieusement, lit intégralement un bouquin de Sarkozy ou une biographie d’Arnaud Lagardère ? Ce qui n’empêche pas de savoir ce qu’il y a dedans !

Ce sont toutes ces pistes que Bayard nous invite à explorer, et si lui se cantonne au champ littéraire, pour nous le pli sera vite pris : la liberté, et le plaisir de lire, est à ce prix. Bayard réhabilite, à mes yeux, Lagarde et Michard. Qu’ai-je entendu depuis des lustres sur ces manuels : partiaux, partiels etc. Mais je défie quiconque non seulement de maîtriser ces manuels en eux-mêmes – c’est-à-dire de connaître intimement la totalité des textes choisis – biographies comprises - mais aussi d’en faire état clairement dans la conversation, sans notes.

Toutes ces protestations d’admiration ne doivent toutefois pas m’empêcher de formuler une minuscule réserve. En lisant ce livre, je ne pouvais me défendre de songer quelquefois à une démarche de dandy : de même que certains riches font leurs courses chez Ed, il me semble parfois que Bayard, avec sa culture vaste et fine, se paie le luxe de dire et professer – et sans dissimuler son identité universitaire, ce qui me semble courageux et gonflé – que l’on peut lire comme on veut et que cela ne gênera finalement pas dans les relations sociales et même lors de circonstances scolaires et universitaires. Evidemment, je partage son avis. Mais les Finkelkraut et autres pisse-vinaigre en profiteront tôt pour hurler au loup. Mais contre quoi Finkielkraut ne hurle-t-il pas ?

Patrick JUSSEAUX


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162 pages
Éditions de Minuit
ISBN 978-2-7073-1982-1
Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?
La 4ème de couv' : L'étude des différentes manières de ne pas lire un livre, des situations délicates où l'on se retrouve quand il faut en parler et des moyens à mettre en oeuvre pour se sortir d'affaire montre que, contrairement aux idées reçues, il est tout à fait possible d'avoir un échange passionnant à propos d'un livre que l'on n'a pas lu, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu'un qui ne l'a pas lu non plus.

E X T R A I T
" Comment nier pourtant que parler de livres non lus constitue une authentique activité créatrice, faisant appel aux mêmes exigences que les autres arts ? Il suffit pour s'en convaincre de penser à toutes les capacités qu'elle mobilise, comme celles d'écouter les virtualités de l'oeuvre, d'analyser le nouveau contexte où elle vient s'inscrire, de prêter attention aux autres et à leurs réactions, ou encore de conduire une narration prenante."

Pierre BAYARD